Avec les récentes annonces tant du côté d'Epic Games que de Unity, il m’a semblé être bon moment pour réaliser un récapitulatif des stratégies adoptées par ces deux géants de l'industrie spécialisés dans la création de moteurs de jeux, à destination aussi bien des studios de renom que des développeurs indépendants. Plongeons donc dans l'univers vidéoludique, mais cette fois-ci du point de vue des créateurs et des développeurs.

Epic Games en opération séduction

Les Avant-premières Epic pour les exclusivités

Les hostilités ont commencé à la fin du mois d'août, lorsque Epic Games a annoncé le lancement d'un nouveau programme destiné aux studios et éditeurs, intitulé "Avant-premières Epic". Ce programme propose aux développeurs tiers (c'est-à-dire ceux qui ne sont pas affiliés à l'éditeur) une augmentation du partage des revenus concernant les achats dans la boutique, passant pour les développeurs d’un partage à 88% / 12% à 100%, ainsi la part d'Epic Games serait de 0% et les studios toucheront donc la totalité de l'argent payé par les joueurs. La seule condition est de rendre le jeu PC exclusif à l'Epic Games Store pendant une durée de six mois, après cette période le partage revient à la normale. Les plateformes et sites propres aux éditeurs sont toutefois exclus, de même que HumbleBundle et d'autres plateformes sans DRM, comme GOG par exemple. Il s'agit donc clairement d'une attaque directe contre Steam qui visée par ce programme d'exclusivité temporaire.

En somme, Epic Games propose de rémunérer l'exclusivité de n'importe quel studio qui le souhaite, au prix de 12% des ventes pendant réalisé durant les six premiers mois. Cela cible principalement les studios de taille moyenne et les petits studios pour lesquels les accords d'exclusivité classiques sont plus difficiles à négocier et avec des prix proportionnellement moins attractifs que pour des grosses boites. Ainsi, il y a peu de chances de voir des jeux de grande envergure, tels que Borderlands 3, opter pour cette option, étant donné que le coût de l'exclusivité de ce jeu pour 2K Games leur a rapporté 115 millions de dollars, en plus des 77 millions de recettes, après soustraction des 12% prélevés par Epic.

Image montrant que Epic Games à obtenu l'exclusivité de Bordelands 3 pour 115M $
Le leak du deal entre 2k Games et Epic Games pour l'exclusivité de Borderlands 3

Le cas Borderlands 3

Pour comprendre réellement à quel point les Avant-première Epic ne sont pas du tout destinés aux jeux de type AA ou AAA, voyons ce que 2K Games aurait gagné s'ils n'avaient pas conclu d'accord d'exclusivité et avaient opté pour l'offre "Avant-premières Epic" de six mois. Veuillez noter que les informations ci-dessous ne concernent que les deux premières semaines de lancement qui néanmoins représente une bonne partie des ventes d’un jeu vidéo :

Accord d’exclusivité Avant-première Epic
Cout de l’accord +115 0
Gain en vente +77 +77
Pars pour Epic Games - 9,2 (12%) 0
Recette de 2K Games + 182,8 77
Recette d’Epic Games - 105,8 0

Il est immédiatement évident que 2K Games a bénéficié de cet accord, en empochant 105,8 millions de dollars (correspondant au coût de l'accord moins la part d'Epic de 9,2 millions), au lieu des 9,2 millions théoriques qui auraient constitué les 12 % reversés à Epic Games. D'un point de vue d'Epic Games, l'avant-première pour des jeux d'une telle envergure aurait pu représenter des gains théoriques de 96,6 millions de dollars en supposant qu'ils ne génèrent aucun revenu sur le jeu et donc qu’ils renoncent aux 9,2 millions correspondant à leurs 12%. Cette situation démontre que la valeur d'une exclusivité n'est pas proportionnelle à la popularité d'un jeu. En d'autres termes, plus un jeu est populaire, moins il a de chances de devenir une "Avant-première Epic", car sa valeur pour un accord d'exclusivité sera plus élevée.

“Maintenant sur Epic” pour le back catalogue

Petit rappel, un catalogue de fond, plus souvent appelé "back catalogue", correspond à l'ensemble des anciens jeux d'un éditeur disponibles à petit prix. On pourrait faire l'analogie avec des vieux jeux stockés dans les cartons d'un grenier, c'est-à-dire des jeux auxquels on joue pour (re)découvrir, ou bien des jeux que l'on a obtenus gratuitement ou avec une réduction, mais auxquels on n'a jamais eu le temps d’y jouer ou même l'envie d'y jouer. Ce phénomène est bien connu des joueurs réguliers (à l'exclusion de ceux qui se limitent aux mêmes jeux). Il est particulièrement courant sur la plateforme Steam, en raison de sa longévité et du nombre considérable de jeux disponibles, augmentant ainsi le risque de back catalogue.

Cependant, je tiens à préciser que je ne suggère pas qu'Epic souhaite que vous accumuliez des jeux auxquels vous ne jouerez jamais… car ils proposent déjà des jeux gratuits chaque semaine qui jouent ce rôle. D'ailleurs, personnellement, j'ai accumulé une importante collection de jeux sur l'Epic Games Store grâce à ces offres hebdomadaires et j'en ai au moins une vingtaine auxquels je dois encore jouer, sans compter les centaines d'autres jeux que j'ai simplement parce qu'ils étaient offerts. Enfin bref, nous allons plutôt discuter du back catalogue des éditeurs tiers, qui regroupent des jeux qui ne sont plus aussi populaires, mais dont la valeur réside dans le fait que certaines personnes pourraient avoir envie d'y jouer aujourd'hui, que ce soit pour jouer à une franchise dans son intégralité ou tout simplement parce que, bien que le jeu ne soit pas cher, il reste une pépite.

Ainsi, l'offre que propose Epic, appelée "Maintenant sur Epic", s'inspire du même concept que les "Avant-premières Epic" avec les 6 premiers mois à 100 % pour le studio, mais sans l'obligation d'exclusivité. À la place, les entreprises souhaitant bénéficier de ce programme devront proposer au moins trois de leurs produits qui sont sortis avant le 31 octobre 2023 sur des plateformes tierces concurrentes (c'est-à-dire pas sur leur propre plateforme ou site) comme Steam. Si elles en ont moins de trois, alors elles devront proposer l’entièreté de leur catalogue. Alors que les "Avant-premières Epic" semblaient plutôt destinées aux petits et moyens studios, "Maintenant sur Epic" semble s'adresser aux éditeurs qui disposent d'un catalogue important de jeux devenus moins populaires au fil du temps, et dont Epic propose de les rendre un peu plus rentables. Cependant, on peut également penser aux studios indépendants qui ne sont pas encore présents sur Epic Games, ou ceux dont tous les jeux ne sont pas disponibles (comme Annapurna avec Stray et 12 Minutes par exemple), sur lesquels Epic Games mise clairement, comme ils le font déjà avec un partage avantageux des revenus.

Le cas de la trilogie Batman Arkham

Prenons par exemple, les jeux Batman Arkham qui sont très populaires et dont la trilogie a été offerte gratuitement en septembre 2019, ce qui a permis à Epic Games d'attirer de nombreux nouveaux joueurs sur sa plateforme (avec Subnautica). La trilogie a également attiré un grand nombre de joueurs actifs pendant la période de l'offre. Cela montre que certains jeux continuent de se vendre très bien même plusieurs années après leur sortie initiale, comme c'est le cas pour cette trilogie sortie entre 2009 et 2015.

Image illustrant une augmentation significative du nombre de nouveaux utilisateurs par jour lorsque Subnautica et les jeux Batman étaient disponibles gratuitement.
Nombre de nouveaux utilisateurs par jour
L'image montre une augmentation du nombre de joueurs quotidiens en Chine depuis l'arrivée de l'Epic Games Store, suivie par la sortie de Borderlands 3 et de la trilogie Batman gratuite.
Nombre de joueurs quotidiennement actif

Et quelques difficultés

Malgré toutes les annonces qui pourraient laisser penser qu'Epic Games se porte bien, la réalité est tout autre. Après l'impact du COVID-19, qui a entraîné une forte affluence sur Fortnite, le nombre de joueurs quotidiens (comme pour tous les autres jeux) a diminué. De plus, le retrait de Fortnite de l'App Store d'Apple, suivi d'un long procès, n'a pas aidé à raviver la flamme de l'entreprise. Récemment, alors que Tim Sweeney déclare que Fortnite recommence à croître, l'entreprise a annoncé une augmentation de 1 $ les 1000 V-bucks et autres offres dans le jeu. De plus, il y a aussi une réduction de 16% des effectifs, entraînant le licenciement de 870 personnes. En outre, l'entreprise a aussi revendu Bandcamp, qu'elle avait acquise il y a seulement un an, la plateforme de distribution en ligne de musique d'artistes indépendants n'en a malheureusement pas fini là puisque après avoir été acquise par Songtradr, elle s'est vue vidée de 50% de ses effectifs.

Mais que fait Unity ?

Du côté de Unity Technologies, leur principal concurrent, la situation est encore plus préoccupante. Cette entreprise, qui a développé le moteur graphique Unity largement utilisé dans l'industrie du jeu vidéo, notamment par les studios indépendants et sur le marché mobile, a connu une vague de licenciements en mai dernier. Elle a touché près de 600 employés, ce qui représente environ 8% de son personnel total. De plus, l’entreprise a récemment annoncé en septembre des changements dans la tarification de son moteur Unity qui ont été considérés comme catastrophiques pour certains développeurs ayant exprimé leurs inquiétudes quant à l'impact que cela pourrait avoir sur leurs projets et leurs revenus.

Une nouvelle tarification…

En effet, cette nouvelle approche de tarification a suscité des interrogations et des préoccupations parmi les développeurs et les studios de jeu. Par exemple, selon le tableau ci-dessous, si un petit studio avec une licence Unity Plus réalise moins de 100 000 installations par mois d'un jeu vendu à 4 $, il devra payer à Unity 0,20 $ par installation, soit jusqu'à 20 000 $ pour 400 000 $ de ventes, ce qui équivaut à un partage de 5 % en théorie. Pour information, Unreal Engine propose également une redevance de 5 %, mais après le premier million de dollars de chiffre d'affaires.

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Bon ok, à première vue, cette proposition peut sembler acceptable. Il suffirait de ne pas commercialiser de jeux à un prix inférieur à 5 $ ou de souscrire à un des abonnements annuels permettant de réduire les coûts par installation pour que l’offre soit plus intéressant que Unreal Engine. Cependant, plusieurs aspects rendent cette initiative problématique :

Tout d'abord, l'un des avantages majeurs d'Unity était sa politique de redevance favorable en comparaison avec la concurrence. Soyons réalistes, Unity ne propose pas d'innovations majeures par rapport à des acteurs tels qu'Epic Games, qui mettent en avant l'un des moteurs les plus puissants et beaux du marché. De ce fait, les jeux développés avec Unity sont souvent orientés vers des graphismes moins réalistes, ce qui est courant sur les appareils mobiles et chez les studios indépendants qui privilégient la créativité plutôt que la course aux pixels.

Cependant, le principal problème résidait dans le fait que la taxation ne dépendait pas du prix du jeu, mais du nombre d'installations, ce qui affectait également les jeux freemium et free-to-play. Cela créait une situation problématique, étant donné que la majorité des jeux mobiles (qui sont gratuits) sont développés sur Unity. La question s'était rapidement posée de savoir ce qu'il se passerait si, à l'instar d'un review bombing, les utilisateurs décidaient de désinstaller et de réinstaller le jeu en grand nombre. Unity Technologies avait précisé que seule la première installation par appareil serait prise en compte, mais cela ne corrigeait toujours pas d’autres problèmes notamment en ce qui concerne les jeux utilisés sur des plateformes telles que GeForce Now, où ils sont installés sur des serveurs différents à chaque session avant d'être lancés. On pouvait également penser aux jeux piratés et installés illégalement, si cela était réellement possible de les détecter à l'installation, cela se saurait (même si c’est des fois le cas comme pour Alan Wake dont le personnage principale avait un cache œil si le jeux avait été piraté). En fin de compte, la taxe aurait coûté beaucoup plus cher que ce dont il avait été présenté théoriquement, ce qui avait inquiété particulièrement les studios indépendants.

Cette taxe n’affectera pas la majorité de nos développeurs. Les studios concernés sont ceux qui ont des jeux à succès et génèrent des revenus bien au-delà des paliers que nous avons établis. Cela signifie que les développeurs qui sont toujours en train de construire leur business et de bâtir leur communauté ne payeront rien. — Unity Technologies

Pour ce qui était des taxes prélevées via des abonnements, Unity avait précisé qu'elles seraient à la charge du fournisseur du service, tel que Microsoft pour le Game Pass, par exemple. Cependant, les détails sur la manière dont les installations aurait été vérifiées restait flous, et la société s'était contentée d'indiquer qu'elle utiliserait son propre modèle pour collecter des données sur les installations, sans fournir de précisions au-delà du respect des règles en vigueur, notamment le RGPD.

…Qui fait grincer des dents…

Dès l'annonce du changement de tarification, les studios avaient exprimé leur colère sur les réseaux sociaux. Massive Monster avait même annoncé supprimer leur jeu lorsque la taxe aurait été mise en vigueur :

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Unity Technologies avait également été confrontée à des menaces de mort, ce qui a conduit l'entreprise à prendre des mesures de sécurité drastiques. Temporairement, les bureaux de l'entreprise à Austin et à San Francisco avaient été fermés. Selon les forces de l'ordre, un employé insatisfait avait proféré des menaces à l'encontre de l'entreprise via les réseaux sociaux.

Finallement, suite à la réception "mitigée" de l'annonce, Unity a donc annoncé qu'il préparait de nouvelles propositions en guise d'excuse :

Nous avons entendu. Nous nous excusons pour la confusion et la colère que la nouvelle politique de taxe annoncée mardi a provoquées. Nous vous écoutons, après avoir parlé à nos équipes, à la communauté, aux clients et aux partenaires, et nous allons procéder à des changements. Nous vous tiendrons au courant, dans les jours à venir. Merci pour vos retours honnêtes et critiques — Unity Technologies
La réaction "mitigée" de l'annonce

…Et oblige a faire demi-tour

C'est ainsi que près de 10 jours plus tard, Marc Whitten, le responsable de Unity Create, a reconnu que Unity aurait dû consulter davantage sa communauté avant d'annoncer la nouvelle politique de frais d'installation. Il a alors annoncé un nouveau système de taxe moins contraignant mis en place pour rassurer les développeurs :

  • Il n'y aura pas de frais à l’installation pour les jeux développés avec Unity Personal. Le plafond de revenus pour ce plan passera de 100 000 $ à 200 000 $, et l'obligation d'utiliser l'écran de démarrage "Made with Unity" sera supprimée.
  • Les jeux générant moins d'un million de dollars de revenus sur les 12 derniers mois ne seront pas soumis aux frais.
  • La politique de frais d'exécution ne s'appliquera qu'aux jeux développés avec la prochaine version LTS de Unity, à partir de 2024 et au-delà. Les jeux et projets existants ne seront pas affectés, sauf si les développeurs choisissent de les mettre à jour vers la nouvelle version.
  • Les créateurs utilisant Unity Pro et Unity Enterprise auront le choix entre une part de revenus de 2,5 % ou un montant calculé en fonction du nombre d’installations de nouveaux joueurs chaque mois, avec la possibilité de choisir le montant le moins élevé.

Avec une démission en prime

Enfin, le 9 novembre, John Riccitiello, le PDG de Unity, a annoncé sa démission à effet immédiat, une décision qui intervient moins d'un mois après la nouvelle politique tarifaire de l'entreprise et qui a marqué le point final du bad buzz engendré par Unity Technologies. Cela a attiré les foudres de plusieurs entreprises reconnues du secteur, notamment le créateur d'Among Us et Slay the Spire.

Ce fut un privilège de diriger Unity pendant près de dix ans et de servir nos employés, nos clients, nos développeurs et nos partenaires, qui ont tous contribué à la croissance de l’entreprise — John Riccitiello

Ce sera l'ancien PDG de Red Hat, Jim Whitehurst, qui prendra le relais pour l'instant, pendant que Unity recherche un nouveau patron.

Je suis convaincu qu’Unity est bien positionné pour continuer à améliorer sa plateforme, à renforcer sa communauté de clients, de développeurs et de partenaires, et à se concentrer sur ses objectifs de croissance et de rentabilité — Jim Whitehurst