Vu comme un eldorado pour les exilés de 𝕏 qui ne se sentent plus à leur place sur le réseau social d'Elon Musk, est-ce que ce nouveau réseau créé par le fondateur de Twitter a sa place sur le continent des "médias sociaux", aux côtés de Mastodon ou Threads, à portée plus importante ?

Qu’est-ce que c’est ?

Le projet et l’entreprise : 2019 - 2021

Tout commence un 11 décembre 2019 : Jack Dorsey, PDG et co-fondateur de Twitter, annonce sur son réseau social la création d’une équipe destinée à mettre au point une norme de décentralisation des médias sociaux afin que l’entreprise puisse l’utiliser. L’idée de faire évoluer Twitter à l’image de Mastodon trois ans après son concurrent était née : une vision orientée vers la décentralisation et l’ouverture à d’autres médias, permettant une interconnectivité entre instances (des serveurs indépendants), en soi, l’une des caractéristiques du web 3.

Twitter finance une petite équipe indépendante composée de cinq architectes, ingénieurs et concepteurs de logiciels libres afin de développer une norme ouverte et décentralisée pour les médias sociaux. L’objectif est que Twitter devienne à terme un client de cette norme. — Jack Dorsey sur Twitter

Fin 2021, alors que l’équipe continue de s’agrandir, elle devient officiellement une société indépendante et distincte de Twitter nommée Bluesky PBLLC (le statut de LLC aux États-Unis se rapprochant du statut de SARL en France et PB signifiant d’intérêt public, ce qui pourrait correspondre à une SCIC) et qu’il ne faut pas confondre avec bluesky (en minuscule) qui correspond au projet open source et communautaire à durée indéterminée. Par la même occasion, Jack Dorsey quitte Twitter et Parag Agrawal, qui était jusqu'alors le chef de projet de la section Bluesky, devient quant à lui le PDG de Twitter.

Le protocole : 2021 - 2022

Le premier projet d’envergure de Bluesky est de concevoir l’architecture du réseau social qu’ils veulent obtenir. L’idée, orientée vers l’open source et la décentralisation, nécessite alors une analyse approfondie des protocoles existants pour déterminer s'il en existe un adéquat ou s'il faut partir de zéro. Bien qu'il existe différents protocoles permettant de décentraliser le discours, tels que le RCS pour le chat, le RSS pour les blogs, ou bien ActivityPub pour les réseaux sociaux, aucun ne les a pleinement satisfaits, ne répondant pas aux trois principes que l’équipe s’était fixés pour un réseau social favorisant des conversations publiques mondiales à long terme et à grande échelle :

  • La portabilitĂ© : Elle permet aux gens de conserver leur vie sociale intacte mĂŞme s'ils changent de fournisseur, favorisant un marchĂ© concurrentiel.
  • L’échelle : Elle permet aux utilisateurs de participer Ă  des conversations mondiales.
  • La confiance : Elle est Ă©tablie en donnant aux utilisateurs un aperçu de ce que les services font avec leurs donnĂ©es et de la manière dont les informations sont promues ou supprimĂ©es de leur flux.

Ainsi, en prenant l’exemple du protocole ActivityPub — le plus connu dans le contexte des réseaux sociaux décentralisés — le point sur la portabilité n’est pas satisfait. Si un serveur sous Mastodon ferme (ce qui peut être plus facilement le cas puisqu'il s’agit de petites instances gérées parfois par des bénévoles), le compte associé est supprimé également. La seule manière d’éviter cela est de faire un transfert de compte avant la fermeture du serveur. Pour Bluesky, il faut que les utilisateurs puissent aisément changer de serveur, même sans l'aide du serveur.

C’est ainsi que le choix pour répondre à tous leurs problèmes a été de créer un protocole basé sur l’auto-identification, à l'instar des cryptomonnaies ou du peer-to-peer (je n'irai pas plus loin sur le sujet car cela devient beaucoup trop complexe). Si vous voulez en savoir plus, je vous renvoie vers l’article de Bluesky qui en parle plus en détail.

L'objectif le plus important et à long terme est de construire un protocole durable et ouvert pour la conversation publique. Qu'il n'appartienne pas à une seule organisation, mais qu'il soit contribué par le plus grand nombre possible. Et qu’il soit né et a évolué sur internet avec les mêmes principes. — Jack Dorsey

Le réseau : 2022 - aujourd’hui

C’est ainsi que le 18 octobre 2022 — quelques jours avant le rachat final de Twitter par Elon Musk — l’entreprise, sur son blog, fait trois annonces : premièrement celui de l’AT protocol (qui un temps s’appelait ADX), décrit comme intégrant les idées des dernières technologies décentralisées dans un réseau simple, rapide et ouvert. Ensuite, des séquences de test avec le protocole en bêta privé avec laquelle s’ajoute, pour tester ce protocole, l’arrivée prochaine d’une application Bluesky disponible sur liste d’attente.

Malgré un grand engouement autour du projet, les places étant très limitées, c’est donc au compte-gouttes que le réseau va se remplir, tout premièrement aux États-Unis par des technophiles, geeks et autres développeurs passionnés par le projet qui se sont inscrits tout logiquement dès le début. Puis vinrent les journalistes (principalement tech) pour couvrir le sujet et en expliquer l’expérience à leurs audiences. Vers mars 2023, le nombre d’articles sur leur blog est devenu plus important tout comme la popularité du réseau qui devient un eldorado pour les utilisateurs de 𝕏 ne supportant plus le chaos engendré par Elon Musk.

Évolution sur Google Trends de la recherche Bluesky, on peut voir les pics qui ont lieu à chaque fois qu'Elon musk fait quelque chose de chaotique sur Twitter.

Le 12 septembre, le réseau annonce avoir atteint le million d’utilisateurs et en octobre 500 000 de plus. Ils indiquent alors vouloir atteindre les 10 millions et proposent à la presse de pouvoir accéder au réseau en les contactant.

Depuis lors, nous en sommes à 2 millions d’utilisateurs, un an après le premier message sur la plateforme. C’est nettement moins que Threads qui a fait 100 millions en l’espace de quatre jours ou Mastodon avec ses 10 millions, mais il faut rappeler que Bluesky ne profite d’aucune base préinstallée et qu’il doit attirer ses nouveaux utilisateurs, ce qui pour l’instant, n’est pratiquement le cas que grâce à Elon Musk.  Dailleurs si l'on regarde l'article de Numerama sur la popularité de Bluesky, on comprend qu'il ne s'agit que d'une goutte dans le monde des réseaux sociaux.

Comparaison avec Mastodon et Threads

La terre promise

Maintenant que l’on a vu en détail le réseau social, concentrons-nous sur son contenu, est-ce que c’est si bien qu’on nous le vent, l’herbe est-elle plus verte ailleurs ou bien n’est-ce qu’une simple désillusion ?

Une impression de “liberté”

Une fois arrivé sur le réseau, on peut se rendre compte que, d’une part, il va falloir suivre toutes les personnes que l’on suivait sur 𝕏 (et ça peut prendre du temps). Heureusement, il y a une extension appelée Sky follower bridge sur Google Chrome qui vous aidera pour ça. Ensuite, on remarque qu’il y a sur ce réseau comme un poids qui disparaît, c’est comme si toute la pression d’avoir quelqu’un qui va vous juger ou vous critiquer disparaissait. Bluesky est un lieu fait principalement de communautés bien pensante, ainsi, on se retrouve dans un endroit libéré de toute cette haine tant présente sur 𝕏. On se rend compte alors qu’il y a des gens qui sont partis Ad vitam æternam du réseau à l’oiseau bleu (qui est le réseau au X noire maintenant) et qui sont venus ici dans ce “coin de paradis bleu” pour pouvoir renouer avec leur communauté sans non plus être très actifs. Je pense notamment à Antoine Daniel, par exemple, qui était parti de 𝕏 se plaignant que le réseau ne lui apportait que du mal et que cela nuisait à sa santé mentale. Enfin, on peut aussi remarquer une présence assez abondante d'images dites “positives”. Je parle ici essentiellement d'images d'animaux, surtout des chats ou des chiens. En soi, c’est comme si l’on était revenu aux débuts d’internet, avec cette impression de liberté et de sécurité qu’il y avait lorsque l’on pouvait discuter avec une petite communauté. Enfin, une très petite communauté…

Mais oĂą ĂŞtes-vous les gens ?

Au bout de quelques jours, on se rend compte qu'il n'y a pas tant de monde que ça. En fait, je dirais même que l'on a l'impression que c'est mort, comme si l'on était dans un petit village perdu dans la campagne et que l'on croisait une personne toutes les trois heures, c'est un peu l'impression que j'ai. En examinant mon fil d'actualité, je remarque que certains des messages les plus récents sont séparés de plusieurs heures, alors que je suis plus de 50 personnes. Je remarque aussi que les personnes qui sont encore sur 𝕏 en même temps, parlent beaucoup plus là-bas qu'ici, comme si Bluesky était un réseau secondaire et qu'ils ne postaient que des messages importants lors d'une publication, par exemple. Encore pire, certains comptes ne postent pratiquement jamais, même s'ils sont très actifs sur 𝕏. On a un peu l'impression de voir des placeholders, comme si les gens créaient leur compte pour avoir leur pseudo, mais n'en faisaient rien ensuite. Même pour s'informer, cela est très minime, et 𝕏 reste encore la référence pour avoir des informations en temps réel, notamment dans le domaine de la tech, pourtant communauté la plus présente sur Bluesky. On peut prendre, par exemple, l'histoire d'OpenAI qui a eu lieu durant le weekend du 18-19 novembre et que l'on a pu suivre en direct sur 𝕏, prouvant encore la supériorité du réseau dans ce domaine comme l'explique un article de Clubic.

Here Comes a New Challenger

Comme mentionné précédemment, de nouveaux arrivants se joignent de plus en plus à Bluesky, apportant avec eux de nouvelles communautés. Jusqu'à présent composé principalement de minorités propres au monde d'Internet, telles que des geeks, des journalistes, la communauté LGBTQ+, etc. Ainsi beaucoup redoutent l'arrivée des personnalités politiques sur la plateforme, mais malheureusement, c'est une réalité inévitable, étant donné que la politique fait partie intégrante de la vie.

Suite à son départ de 𝕏, Anne Hidalgo a rejoint Bluesky, accueillie néanmoins avec les félicitations d'une bonne partie des internautes, le réseau social étant majoritairement de gauche, mais avec tout de même quelques critiques. Personnellement, je me réjouis de l'arrivée de personnes moins familières avec la plateforme, car cela confère une crédibilité à long terme au projet. Cependant, il est évident qu'à un moment donné, ceux qui restent réticents à l'égard de certaines communautés émergentes devront peut-être migrer vers d'autres instances offrant un contrôle plus poussé de la modération, notamment la possibilité de masquer tous les messages provenant d'une autre instance précise.

Anne Hidalgo (@annehidalgo.bsky.social)
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Qu'attendre de ce réseau social ?

À titre personnel, je pense que la décentralisation des réseaux sociaux est l'avenir. Le fait que Threads, la version Twitter d'Instagram, vise également à être disponible dans le Fédivers encourage cette idée. Nous commençons à entrer dans le web3 (je ferai un article à ce sujet), et cela implique un changement de paradigme impulsé par de nombreux développeurs, y compris de grandes entreprises. On peut prendre l'exemple de Facebook, qui s'est rebaptisé Meta en 2021.

Cela prendra probablement beaucoup de temps, je parierais sur 10 ans, mais il est évident qu'une fois arrivé à une phase de stagnation, le web doit se renouveler et évoluer pour tirer des leçons de ses erreurs. La centralisation des serveurs nous rend dépendants d'entreprises avec lesquelles nous ne sommes pas toujours en accord. Depuis des années, je vois des YouTubeurs (JDG, pour n'en citer qu'un) se plaindre de la censure puritaine imposée par des entreprises américaines qui gèrent la modération de leurs filiales, notamment en France. Je vois un trop grand nombre de streameurs qui subissent des ban abusifs avec pour réponse de Twitch France : "Ce n'est pas nous, c'est la société mère basée aux USA." La décentralisation du marché, en particulier des médias, a des avantages en matière de modération, d'indépendance, mais permet aussi de relocaliser les objectifs sur des sujet plus précis (celui de l'instance).

Certes, cela signifie également qu'il permettrait à des communautés d'activistes identitaires et violents de créer leurs propres instances (qui seraient bannies par DNS par la suite), mais c'est déjà le cas avec des groupes Telegram. En résumé, Bluesky est une contribution supplémentaire au Fédivers qui, je l'espère, facilitera l'adoption de cette idée par les internautes sans connaissances, qui ne remarqueront même pas de différence... jusqu'à ce qu'ils se rendent comptes qu’ils en aient besoin.