Sorti le 24 avril 2025, Clair Obscur : Expedition 33 a rapidement conquis le monde vidéoludique. En moins d’une semaine, il franchit le cap du million de ventes, puis atteint deux millions douze jours après sa sortie. Avec une note moyenne de 92 % sur Metacritic pour les journalistes et 9.7/10 pour les joueurs, le jeu s’impose comme un sérieux prétendant au titre de GOTY. Même Emmanuel Macron a salué la réussite du studio montpelliérain Sandfall Interactive, qualifiant le jeu « d’exemple éclatant de l’audace et de la créativité françaises ».

Mais ce succès international cache un paradoxe, car Clair Obscur : Expedition 33 est un jeu français… qui n’a pas été pensé pour la France. De sa version anglaise mise en avant dont la direction artistique est supervisée par le PDG lui-même, tout semble avoir été calibré pour le marché mondial. Et pourtant, avec un scénario se déroulant dans un Paris dystopique et des personnages profondément enracinés dans la culture hexagonale, une question se pose : entre la version française et la version anglaise, laquelle peut véritablement être qualifiée de version originale ?

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Dans cet article, je ne parle que très peu de Jennifer Svedberg-Yen, qui est pourtant la scénariste principale de l'œuvre, car elle n'a pour l'heure pas répondu à des interviews à propos de la VF, et que Guillaume Broche, son coscénariste, a pour moi le dernier mot sur le script, étant donné qu'il est le patron du studio et le créateur original du jeu.

Un jeu pensé pour l'international… donc en anglais ?

Pour comprendre comment le doublage du jeu a été conçu, j’ai visionné plusieurs interviews ainsi que le making-of des voix anglaises. La conclusion est sans appel : la langue de référence est l’anglais. Pour recontextualiser, les personnages ont d’abord été incarnés en motion capture par des employés français dans le Studio, à Montpellier. Ensuite, des comédiens anglophones – dont Charlie Cox et Andy Serkis, sélectionnés comme star talents – ont doublé les dialogues en studio. Ce doublage a été dirigé par l'un des scénaristes principaux qui n'est autre que le co-fondateur Guillaume Broche et que l’on peut d’ailleurs voir en train de superviser les sessions dans le Behind the voices, notamment lors des scènes d’insultes. Avec une synchronisation labiale calée donc sur l’anglais et une direction artistique choisie directement par le PDG pour la version anglaise, tout porte à croire que la VA (version anglaise) est la VO. Enfin… ça dépend de ce qu'on entend par VO !

Qu’est-ce qu’une version originale, au fond ?

Certains défendent l’idée que la VO est nécessairement liée à la synchronisation labiale – un argument souvent utilisé pour les œuvres en live action. Mais dans l’animation ou le jeu vidéo, cet argument perd de sa pertinence, surtout avec les progrès de l’intelligence artificielle et des algorithmes (comme dans Cyberpunk 2077) capables d’ajuster automatiquement les mouvements de lèvres. En réalité, la synchronisation ne peut pas, à elle seule, définir une version originale.

En revanche, le fait que Guillaume Broche soit présent en tant consultant pour le doublage anglais ajoute du crédit à cette version, d'autant plus qu'il a pesé dans la sélection des voix des comédiens. Pourtant, il s’agit ici de la direction d'un doublage, et non de création vocale originale. Cela limite fortement la liberté d’interprétation des comédiens, et en ce sens, la VF se situe à un niveau équivalent, d’autant que le scénariste n’a pas d’expérience préalable en direction artistique, bien qu’il ait sûrement été épaulé dans cette tâche.

Alors, peut-on dire qu’il n’existe pas de version originale à proprement parler ? Les deux versions sont techniquement des doublages, la VA ayant simplement bénéficié d’un accompagnement plus direct pour certains passages en français, notamment avec les insultes.

En fait, parmi les défenseurs de la VO, deux camps se distinguent : ceux qui privilégient la fidélité au script original et ceux qui estiment que la langue employée doit correspondre au pays représenté. Eh bien ici, la version anglaise… ne coche réellement aucune de ces cases : le script final a été écrit en français et l’histoire se déroule à Paris, dans un Paris dystopique de la Belle Époque.

Un jeu français avec des français

Si vous avez joué au jeu ou ne serait-ce que visionné ses bandes-annonces – surtout la célèbre "baguette édition" – il ne fait aucun doute que Clair Obscur : Expédition 33 se déroule en France. On y voit la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, des personnages qui boivent du vin, portent des bérets et ponctuent leurs dialogues d’insultes françaises – même dans la version anglaise. Difficile, dès lors, de ne pas s’interroger sur la pertinence d’écouter des comédiens anglophones prononcer ces mots dans un contexte aussi résolument français.

Guillaume Broche lui-même l’a confirmé dans une interview accordée à Pouce Café sous-entendant que pour lui que la VO était française :

« Les personnages sont dans une version dystopique de Paris, ils ont des bérets, ils peuvent avoir des baguettes sur le dos… »

Autre point intéressant : le script original a fait de nombreux "ping-pong" entre Guillaume Broche, francophone, et Jennifer Svedberg-Yen, anglophone, avant d’être finalisé en français et traduit pour les besoins de la motion capture et du doublage en anglais. Pour le script français, il a été précisé qu'il a été relu et corrigé « une quinzaine de fois », ce qui suggère qu’il ait subi plusieurs ajustements – probablement pour mieux correspondre par rapport à la labiale anglaise, il ne s’agirait donc pas du script original, mais d’une adaptation faite pour la VF. Résultat : on se retrouve avec une version anglaise traduite à partir du français (avec ses approximations), et une version française également légèrement modifiée, notamment pour coller au rythme du doublage pour la synchronisation labiale. Ni l’une ni l’autre n’est donc parfaitement fidèle à un texte "original", mais il est permis de penser que la VF traduit davantage l’intention du script final étant donné qu'il est rédigé en français.

Cela dit, il y a un bémol, la VF a été enregistrée sans l’implication directe de Sandfall Interactive, ce qui a pu laisser davantage de liberté (j'entends ici par rapport à la volonté originale) aux comédiens dans l’interprétation des émotions ou des tonalités. Elle bénéficie cependant d’un casting sans star talents contrairement à la VA comme le regrette MGG, ce qui, dans ce cas précis, peut jouer en la faveur de la version française : les voix ont pu être choisies en fonction de leur adéquation physique et émotionnelle avec les personnages. Enfin, la direction artistique de la VF a été assurée indépendamment du studio – même si elle a sans doute été validée par la suite.

Au final, les arguments en faveur de la VF comme de la VA s’équilibrent, se répondent et parfois même se contredisent. Et si ce flou était en réalité volontaire ? D’un côté, les voix anglaises ont été pensées pour l’international, avec des choix validés par le créateur du jeu. De l’autre, l’histoire se déroule à Paris, avec des personnages et une ambiance profondément français. Le script final, lui, a été rédigé en français, mais il a aussi été révisé en anglais, dans une sorte de ping-pong permanent entre les deux langues.

Alors, quelle est la véritable version originale ? Pour moi, c’est la VF. Pour d’autres, ce sera la VA. Mais peut-être faut-il simplement accepter qu’il n’y en ait pas. Ou bien que les deux le sont, chacune à sa manière.